L’histoire commerciale des statines
1 - Avant les statines
Dans les années 60, le cholestérol n’avait toujours pas de
médicament "palatable" pour le patient (palatable signifiant acceptable pour le
palais du patient et entrainant une observance suffisante au traitement). Les médicaments
abaissant le cholestérol n’étaient pas sûrs, n’étaient pas efficaces ou avaient
des effets secondaires gênants, rendant la thérapie intenable. Le bénéfice des
thérapies non médicamenteuses (comme des régimes anti-cholestérol) n’avaient
pas de bénéfices démontrés.
Dans les années 70, de nombreux auteurs ont commencé à dénoncer l’idée que s’intéresser à un cholestérol élevé n’était qu’un charlatanisme sanitaire.
En 1980, la NAS (National Academy of Sciences) sortit un rapport suggérant que les efforts visant à contrôler la cholestérolémie manquaient de justifications dans la pratique clinique et dans la littérature scientifique. Comment le cholestérol avait-il perdu son intérêt dans le corpus grandissant de la cardiologie préventive ? Et comment, dans la période suivant 1980, ce composé a-t-il retrouvé sa place dans la sphère de l’activité clinique « mainstream » (reconnue ?) et mobilisé l’anxiété du public ?
Dans les années 70, de nombreux auteurs ont commencé à dénoncer l’idée que s’intéresser à un cholestérol élevé n’était qu’un charlatanisme sanitaire.
En 1980, la NAS (National Academy of Sciences) sortit un rapport suggérant que les efforts visant à contrôler la cholestérolémie manquaient de justifications dans la pratique clinique et dans la littérature scientifique. Comment le cholestérol avait-il perdu son intérêt dans le corpus grandissant de la cardiologie préventive ? Et comment, dans la période suivant 1980, ce composé a-t-il retrouvé sa place dans la sphère de l’activité clinique « mainstream » (reconnue ?) et mobilisé l’anxiété du public ?
Comment la théorie du cholestérol a pu passer d’une idée
relevant du « charlatanisme » en 1980 à une acceptation
quasi-mondiale en 1985 ?
L’athérosclérose et
l’idée pastorienne du germe
L’idée que le cholestérol est lié à l’athérosclérose
provient d’un modèle de maladie basée sur les lésions. Le fait est qu’on
retrouve du cholestérol dans les plaques d’athérosclérose. C’est ainsi que des
chercheurs ont eu l’idée d’assimiler le cholestérol à un « germe »,
selon le concept que toute maladie a une cause
unique, que l’on pourrait donc traiter par un médicament unique : c’est le concept du traitement miracle (« magic bullet »). C’est à
cette époque que l’idée qu’un élément non vivant pouvait aussi être à l’origine
d’une maladie (vitamine B3 et pellagre, vitamine B12 et anémie pernicieuse ou
silice et silicose).
L’idée serait donc que le cholestérol serait l’agent
principal de l’athérosclérose, comme le bacille de Koch est celui de la
tuberculose. Dans les années 30 et 40, on commença donc à inoculer du
cholestérol à des lapins ou à des chiens, avec des résultats d’abord
controversés ou inexistants, jusqu’à ce qu’un modèle de poule (omnivore) rendue
malade par du cholestérol commence à convaincre (Katz, 1952).
Mais le cholestérol étant fabriqué par le foie et présent
chez tous les humains, ainsi que la nature asymptomatique de l’athérosclérose,
la translation entre cholestérol et maladie était dure à faire du laboratoire à
la pratique clinique.
Il fallut l’intervention active d’hommes comme Jeremiah STAMLER et Ancel KEYS pour que l’idée que le
cholestérol était un facteur de risque commence à entrer dans les cerveaux des
médecins. Pour cela, la promotion du résultat de certaines études
épidémiologiques comme Framingham ou l’étude des 7 pays était nécessaire.
L’échec successif de
nombreux médicaments
Mais pour convaincre une communauté médicale, il faut plus
qu’un modèle animal ou qu’une étude épidémiologique. Il faut une étude clinique et un traitement à
proposer. La recherche d’un traitement réduisant le cholestérol produisit donc
de nombreux agents : choline, inositol, lécithine, extraits de thyroïde,
estrogènes, extraits d’animaux (cerveau ou pancréas) ou de plantes (artichaut,
ail), etc. Echec de ces composés.
Le premier médicament qui accéda au marché fut MER/29 (triparanol), produit par
Richardson-Merrell Company (qui possédait la marque Vicks VapoRub et qui
appartient maintenant à Procter&Gamble).
En 1959, on annonça un nouveau médicament qui réduisait significativement le
cholestérol et qui était bien toléré cliniquement, avec aucun effet secondaire.
Nous remarquons que le discours du marketing pharmaceutique n’a pas évolué d’un
iota sur ce plan là et que tous les médicaments retirés du marché après avoir
tué ou handicapé des milliers de personnes étaient tous annoncés comme « bien toléré cliniquement et sans effet
secondaire important ».
Il est intéressant de lire la documentation interne de
l’entreprise, s’enthousiasmant sur les retombées financières d’un tel monopole
(être le seul à avoir un médicament anti-cholestérol) et de voir comment elle
imposa sa nouvelle molécule. Elle fit appel aux mêmes scientifiques, aux mêmes
individus et institutions qui avaient déjà fait leur preuve dans le lancement
du Diuril (anti-hypertenseur de la société MERCK). Certains cardiologues déjà
impliqués furent à nouveau sollicités pour participer à la campagne de
lancement commençant à Princeton, en décembre 1959 : notons les noms d’Irvine PAGE, John MOYER et Robert
WILKINS. Les médias grand public et la presse médicale firent partie de
l’ampleur donnée à cet événement commercial.
La FDA (Food and Drug Administration) approuva le MER/29 en juin 1960. Dès 1961, la campagne marketing commençait avec une gamme d’outils variés :
- Une lettre de prestige, signée du président de Merrell et envoyé à 160 000 docteurs et praticiens,
- Un classeur envoyé par Western Union à 100 000 docteurs, contenant les données de base de MER/29, avec les actes de la conférence de Princeton,
- Un dossier publicitaire de 8 pages dans 15 journaux de médecine ou de cardiologie,
- La répétition mensuelle de cette même publicité, mais sous un format de 2 pages seulement,
- Des envois postaux, 3 fois par mois, de documents ciblant les 100 000 médecins ayant reçu le classeur et permettant de le remplir,
- Une conférence nationale visant à éduquer les visiteurs médicaux.
Cette campagne coûta 800 000 dollars, davantage que
tous les budgets de tous les autres produits vendus l’année précédente par la
compagnie. A la fin de l’année, MER/29 avait atteint 300 000 consommateurs
et généré un volume de ventes de 5 millions de dollars.
Mais le MER/29 bloquait la dernière étape de la fabrication
du cholestérol. La molécule précurseur, le desmostérol, s’accumulait donc. On
le retrouvait en excès dans le cristallin de l’œil, le follicule pileux et la
peau, produisant cataractes, pertes de cheveux et ichtyose, une maladie cutanée
produisant des sortes d’écailles sur une peau dure.
Il est alors intéressant de noter comment l’industrie réagit à ce genre de nouvelles. En effet, toutes les industries ont toujours réagi comme ça, dans leur grande majorité. Au lieu de reconnaître le problème et d’avertir les consommateurs et les médecins, l’industrie sous-estime le problème et communique e manière rassurante. Dans ce cas là, la visite médicale permet une tromperie du médecin, qui s’inquiète à juste titre, et qui reçoit une réponse stéréotypée issue du marketing, réponse préparée pour gérer la crise. Cette attitude permet aux ventes de perdurer et à l’entreprise d’engranger des millions pour chaque mois qu’elle gagne en dissimulant le scandale sanitaire.
On remarque alors que la FDA a du mal à jouer son rôle de régulateur. Alors que Merrell continuait à inonder les médecins avec sa publicité sur de multiples supports et médias, l’entreprise refusait d’envoyer une lettre d’avertissement aux médecins. Elle ne le fit qu’en décembre 1961. Le médicament fut retiré du marché en 1962.
La fraude et
l’industrie pharmaceutique
Ce fut un coup rude pour Merrell, surtout que la FDA refusa
l’AMM de son prochain médicament, déjà annoncé comme un blockbuster :
l’antiémétique thalidomide. Et comme dans d’autres affaires, les données
existaient, mais avaient été soit dissimulées ou non prises en compte. Cela fit
à l’entreprise une publicité bien plus négative que le scandale du thalidomide
qui suivit. Car Merrell avait dissimulé les effets secondaires du MER/29 et
encouragé ses visiteurs médicaux à rejeter la faute sur les autres médicaments
pris par les patients.
De plus, un ancien employé de Merrell, Beulah Jordan,
apporta aux inspecteurs de la FDA des preuves que le laboratoire avait fabriqué une grande partie des données
d’efficacité et de sureté, pour obtenir l’AMM en trompant la FDA. La
société fut donc condamnée pour mensonge, fraude et tromperie intentionnelle
des agences gouvernementales et des citoyens américains. Notons que la sentence
fut une amende et un sursis de 6 mois, au lieu de 5 ans de prison.
Merrell fut donc le premier symbole de la corruption de
l’industrie Pharma dans l’esprit du public américain, à cause de 2 scandales
successifs : le MER/29 et le thalidomide. Après le procès en pénal, il y
eut de multiples procès au civil, aboutissant à un total d’environ 50 millions de
dollars de poursuites.
Il est évident que la balance bénéfice/risque du MER/29 ne
plaidait pas en sa faveur. Si ce médicament avait immédiatement sauvé des vies,
on lui aurait peut-être pardonné cataracte, perte de cheveux ou ichtyose. Mais
avec une maladie asymptomatique et une communauté scientifique doutant du rôle
du cholestérol dans cette maladie, on ne pardonna pas au MER/29 ce qu’on aurait
peut-être accepté pour un traitement anti-cancer ou un antibiotique sauvant
d’une épidémie infectieuse. Pour accepter une exposition au long terme, en
prévention d’une maladie asymptomatique, il fallait davantage de preuves.
D’autres médicaments échouèrent à s’imposer sur ce marché fructueux : il y eu la néomycine (Upjohn), l’héparine, la niacine (acide nicotinique, vitamine B3), etc. Notons que chaque médicament baissait bien le « méchant cholestérol ».
Un médicament fut mieux toléré : le clofibrate (Atromid-S). Mais l’étude Coronary Drug Project(1975) montra son inefficacité sur la mortalité totale, le critère primaire de l’étude. Notons qu’à cette époque, les scientifiques sérieux utilisaient le critère de mortalité totale comme étant le meilleur test d’un médicament sur la santé globale du patient. Par la suite, le critère primaire devint de moins en moins « solide » et bascula soit vers la mortalité cardiovasculaire (ce qui n’est pas si mal mais insuffisant en terme de santé globale du patient) puis incorpora de plus en plus des critères « subjectifs», comme différentes définitions d’infarctus non mortels (basés sur un critère biochimique moins fiable que le critère ECG) et des décisions médicales comme l’hospitalisation ou la revascularisation.
Pour simplifier, disons qu’un patient veut un médicament qui
rallonge sa vie et améliore sa vie. Il n’est pas spécialement d’accord pour
échanger un infarctus contre un cancer, une destruction des muscles ou des
reins. Les scientifiques qui se focalisent sur la mortalité cardiovasculaire
sont « myopes », et ceux qui prennent en compte des critères
subjectifs et n’influant pas sur la mortalité prennent le risque de vouloir
soigner « la paille dans l’œil », oubliant la poutre.
En France, Michel de Lorgeril et Philippe Even ont mis cette myopie en exergue. Dans le monde, d’autres l’ont fait bien avant eux, sans que la communauté médicale (ou scientifique) réalise son erreur de focalisation. J’irai même jusqu’à dire que l’industrie Pharma a appris de ses échecs et qu’elle a vite compris qu’il fallait soit frauder (truquer les données des essais, qui lui appartiennent et qu’elle ne veut pas communiquer) ou changer le critère principal de manière à écarter la mortalité totale.
Mais le clofibrate, provoquant calculs biliaires et
anomalies hépatiques, fut aussi retiré du marché, malgré que le marketing ait
clamé son innocuité et sa bonne tolérance juste avant. Reprenons le titre d’un
article du New York Times de décembre 1980 : « Miracle' Drug
Discredited; Health System Is Faulted; »
On voit bien que les scandales comme le MEDIATOR, le VIOXX
ou la cérivastatine ne sont pas nouveaux. Le système sanitaire a failli de
nombreuses fois et toujours pour les mêmes raisons.
Ce texte est tiré en partie de la traduction du livre
« Prescribing by Numbers - Drugs and the Definition of Disease», de
Jeremy A. GREENE, du département d’Histoire d’Harvard, spécialisé en pharmaco-économie
et Pharmaco-épidémiologie. Ce livre a pour sujet l’interaction entre un médicament
et la définition d’une maladie dont les limites n’ont pas cessé de changer.
C’est donc un texte historique, pour aborder l’histoire commerciale des
statines et montrer le lien avec leur histoire scientifique. Cela permet aussi
d’identifier les acteurs en présence.
Nous ciblerons uniquement l’histoire des statines et les
définitions changeantes des normes sur le cholestérol. Mais le livre de GREENE
aborde successivement l’histoire de Diuril (anti-hypertenseur) et d’Orinase
(anti-diabétique), ce qui permet de montrer l’influence des médicaments dans la
définition de 3 maladies chroniques : hypertension, diabète et
hyperlipoprotéinémie.
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